Une lettre d’un rabbin italien adressée au roi Henri VIII au sujet de l’effort du monarque Tudor pour annuler le premier de ses six mariages, un grimoire du 16e siècle, et ce que l’on pense être le plus ancien exemplaire daté du Guide des égarés de Moïse Maïmonide, et bien d’autres trésors juifs sont actuellement présentés dans une exposition de manuscrits hébraïques à la British Library.
L’exposition, disponible en ligne pour les visiteurs virtuels du monde entier et ouverte au public jusqu’au 11 avril, présente environ 40 des quelque 3 000 manuscrits hébraïques détenus par la British Library à Londres. Cette exposition met notamment en lumière l’interaction entre les communautés juives de la diaspora et leurs voisins non-juifs.
La collection de la bibliothèque – constituée au cours des 250 dernières années – a été récemment numérisée. Ilana Tahan, la commissaire de l’exposition, la décrit comme « une sorte de célébration » de l’achèvement de ce projet qui a duré en tout six ans.
« Grâce à leur numérisation, ces manuscrits sont désormais à la disposition d’un public international, et les gens, où qu’ils vivent, dans tous les recoins du monde, peuvent y accéder librement », dit-elle.
Abordant une variété de sujets tels que la science, la religion, le droit, la musique, la philosophie, la magie, l’alchimie et la kabbale, les présentoirs exposent des objets d’Europe et d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient, d’Inde et de Chine.
« À côté de documents et de manuscrits emblématiques que les gens connaissent, nous voulions placer des choses que les gens n’avaient jamais vues auparavant », dit Tahan.
Fragments bibliques, première Bible de Gaster, 10e siècle. (Autorisation : British Library)
Le premier objet exposé est une Bible hébraïque du 10e siècle, considérée comme l’un des plus anciens codex bibliques en hébreu qui aient survécu.
Le manuscrit, originaire d’Égypte, montre l’influence de l’art islamique avec ses illustrations à motifs géométriques et floraux.
Parmi plusieurs autres textes religieux de l’exposition, il y a une Bible catalane dont les couleurs vives contrastent avec ses origines du 14e siècle, et un rouleau de la Torah qui appartenait à la communauté juive de Kaifeng, en Chine, quelque trois siècles plus tard.
Le Guide des égarés de Maïmonide, vers 1325-1374, Espagne. (Autorisation : British Library)
Mais l’exposition n’est pas principalement axée sur les textes religieux.
La relation entre les communautés de la diaspora et leurs voisins non-juifs – parfois harmonieuses, mais souvent marquées par la discrimination et la persécution – est un thème majeur de l’exposition. Les conservateurs voulaient montrer « l’interaction, les échanges, les influences mutuelles » entre Juifs et non-Juifs, explique Tahan.
Un acte de vente du 13e siècle, pour une maison à Norwich dans l’est de l’Angleterre, montre Miriam, l’épouse du rabbin Osha’ya, renoncer à ses droits sur la propriété avant qu’elle ne puisse être vendue. C’est un document particulièrement rare à plus d’un titre, qui représente une femme juive de l’époque médiévale, possédant une propriété et engageant des opérations commerciales. L’acte fait partie d’une petite collection de contrats au sein des manuscrits hébraïques de la bibliothèque, selon Tahan, « extrêmement importante sur le plan historique ».
Ilana Tahan, commissaire de l’exposition de manuscrits hébreux de la British Library. (Autorisation : British Library)
« Ce qui m’a fascinée dans ces documents – certains d’entre eux sont en latin avec un peu d’hébreu mais il y en a qui ont été rédigés entièrement en hébreu – c’est qu’il semble que ce type de documents ait été accepté en Angleterre à cette époque », raconte Tahan.
Henry VIII (Wikimedia Commons)
Cependant, si l’acte prouve que les documents juridiques juifs écrits en hébreu étaient utilisés dans l’Angleterre médiévale, il date de 10 ans seulement avant la tristement célèbre expulsion des Juifs du pays par le roi Edward Ier en 1290.
Un des successeurs d’Edward, Henry VIII, paiera les conséquences de cette décision 250 ans plus tard. Recherchant désespérément une base biblique pour justifier l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon – une union de laquelle aucun héritier mâle n’était né –, le roi a sollicité l’opinion des érudits religieux.
Ayant déjà dû obtenir une dispense spéciale du Pape pour pouvoir épouser Catherine, qui était la veuve de son frère, la validité du mariage au lévirat faisait déjà l’objet d’une attention particulière, et le roi recherchait, parmi d’autres, l’opinion d’un rabbin. Mais les Juifs ayant été expulsés, les conseillers du roi ont dû étendre leur recherche pour obtenir l’opinion du rabbin italien Jacob Rafael.
Catherine d’Aragon (domaine public via Wikipedia)
La réponse du rabbin – une lettre contenue dans un grand livre de correspondance visible dans cette l’exposition – ne correspondait pas au souhait d’Henry. Le rabbin a déclaré que la justification du mariage en lévirat dans le Deutéronome l’emportait sur l’interdiction du Lévitique (d’avoir des relations sexuelles avec l’épouse d’un frère), alors que les conseillers d’Henry tentaient d’utiliser cette échappatoire pour faire annuler le mariage.
Sans se décourager, le roi se sépare de Catherine en 1531 et fait annuler le mariage par l’archevêque de Canterbury en mai 1533 (cinq mois après avoir secrètement épousé sa nouvelle épouse, la malheureuse Anne Boleyn). En parallèle, au Parlement, des textes législatifs en rafale – notamment l’Acte de suprématie de 1534 qui a déclaré le roi « chef suprême de l’Église d’Angleterre » – ont inauguré la Réforme anglicane et consommé la rupture avec Rome.
Réponse de Jacob Rafael de Modène à une question relative au droit du mariage juif, qui pourrait s’appliquer au divorce entre le roi Henri VIII et Catherine d’Aragon, Italie, 1530. Arundel MS 151, ff. 190-191v. (Autorisation : British Library)
Le censeur arrive
Malgré tout, il arrivait plus souvent que l’opinion juive soit étouffée – bien plus que recherchée. Une rare copie du Talmud babylonien, qui remonte au 13e siècle, illustre la manière dont les autorités médiévales chrétiennes avaient détruit de nombreux textes juifs qu’elles considéraient comme blasphématoires.
Mais de tels manuscrits n’ont pas toujours été toutefois détruits. Une édition du 17e siècle du « Livre de l’expurgation » de 1596 – qui est aussi présentée – fait la liste par ordre alphabétique d’environ 450 textes en hébreu que l’église catholique avait considéré comme dangereux d’un point de vue théologique, voire blasphématoires. Les censeurs, à cette époque, faisaient en sorte de supprimer les passages incriminés.Un contrat de mariage décoré de Calcutta (1881). Crédit : British Library Board)
L’auteur du livre, Dominico Irosolimitano, avait censuré plus de 20 000 copies de livres et manuscrits en hébreu. L’un d’entre eux, mis en cause pour contenu potentiellement anti-chrétien, était un texte vieux de 700 ans qui était consacré à la loi juive et rédigé par des érudits juifs allemands. Les contrôles constants qui étaient exercés sont indiqués par les signatures de quatre censeurs italiens différents – trois d’entre eux étaient des Juifs qui s’étaient convertis au catholicisme – et qui avaient examiné le texte entre 1599 et 1640.
Bien sûr, de nombreux Juifs devaient connaître un sort bien pire que la censure. Une copie du récit établi par le rabbin Ishmael Hanina de son interrogatoire et des actes de torture qu’il avait subis alors qu’il se trouvait entre les mains de l’inquisition papale à Bologne, en 1568, détaille la manière dont il avait été forcé d’expliquer la signification de certains passages du Talmud.
« Il était traduit en justice en tant que représentant de sa religion et il devait défendre la religion », explique Tahan.
Le calvaire subi par le rabbin était arrivé quelques mois avant l’expulsion de la communauté juive de cette ville italienne. Une autre description des persécutions figure dans un manuscrit du 17e siècle qui raconte les suites d’une révolte arabe qui avait eu lieu en 1589 dans le Maghreb, au cours de laquelle Yahya ibn Yahya, un responsable religieux local, avait temporairement pris le contrôle du territoire qui était auparavant dirigé par les Ottomans.
Une œuvre sur le calcul du calendrier de Tlemcen, en Algérie. (Crédit : British Library Board)
Avant la reprise du contrôle du territoire par l’armée du sultan, le chef rebelle avait donné aux Juifs tombés sous son autorité le choix cruel de la conversion ou de la mort. « Vous savez que Dieu m’a aidé, par ses mains, à abolir le royaume des Turcs, » avait dit ibn Yahya aux Juifs de Misrata, selon le manuscrit. « Et donc, à partir d’aujourd’hui, oubliez à jamais le nom d’Israël. Et si vous vous rebellez, je vous ferais à vous ce que j’ai fait aux Turcs ».
Mais, comme le montre l’exposition, malgré les menaces, les oppressions et la violence qu’ils avaient si fréquemment subies, les Juifs avaient contribué à faire se propager la connaissance avec force en Occident.
« Vivant éparpillés sur tout le globe, de nombreux érudits juifs parlaient de multiples langues », explique l’exposition. « Au carrefour des cultures différentes, ils traduisaient les œuvres en arabe, en latin, en hébreu… Leur contribution la plus importante avait été de transmettre les idées grecques et arabes contenues dans les ouvrages à l’Europe chrétienne ».
Ainsi se trouve à la bibliothèque une copie du 15e siècle d’une traduction en hébreu faite environ 200 ans avant par un Juif italien, O Nathan ha-Méati, du « Canon de la médecine ». Ecrit en arabe à l’origine, ce texte du 11e siècle d’Ibn Sina était devenu l’ouvrage le plus influent de la médecine médiévale. La page richement illustrée qui est présentée dans l’exposition est extraite du Livre 5 et elle présente 650 recettes de médecine.
Une copie illustrée de la forme de la Terre d’Abraham bar Hiyya, du 15è siècle. (Crédit : British Library Board)
Parmi d’autres exemples de l’exposition, une copie du 16e ou du 17e siècle de la traduction faite environ 300 ans auparavant par un autre Juif italien, Jacob Anatoli, du « Recueil d’astronomie et autres éléments de mouvements célestes ». Anatoli avait pu consulter la traduction originale en arabe et la traduction latine de l’ouvrage qui résumait « l’Almageste » de Ptolémée, un traité du 2e siècle consacré au mouvement apparent des étoiles et des voies planétaires. Ces traductions auront aidé à propager les connaissances astronomiques grecques dans l’Europe médiévale.
De la même manière, l’astronome, mathématicien et philosophe juif du 12e siècle Abraham bar Hiyya avait traduit des ouvrages scientifiques arabes en hébreu et en latin, lançant l’usage de l’arabe à des visées scientifiques. L’exposition présente la copie de « La forme de la Terre », un travail réalisé par Hiyya en hébreu, dans lequel il évoque la création de la terre, du ciel, de la lune et des étoiles. A découvrir aussi dans l’exposition, la copie d’un livre sur les calculs calendaires – vitaux pour établir les dates des fêtes religieuses – écrit en vers pour les rendre plus facilement mémorisables.
Le « guide pour les perplexes » de Maimonides, écrit aux alentours de 1325-1374, en Espagne. (Crédit : British Library Board)
L’un des ouvrages les plus impressionnants contenus dans l’exposition est une copie de 130 du « Guide pour les égarés », écrit par Maimonide. Le philosophe juif du 12e siècle, né à Cordoue, en Espagne, avait été l’un des plus grands spécialistes du Talmud pendant Moyen-Age. Le manuscrit, propriété de la communauté juive du Yémen, écrit en judéo-arabe, est considéré comme le travail philosophique le plus abouti de Maimonides. L’exposition ajoute une copie brillamment colorée d’une traduction en hébreu datant du 14è siècle. Ses images d’un lion, pensent les experts, pourrait suggérer que le livre avait été commandé par une cour royale.
Certains objets présentés s’avèrent toutefois moins ancrés dans les exigences de la connaissance et de la science. Le manuscrit « L’arbre de la connaissance » d’Elisha ben Gad, du 16è siècle, contient 125 sortilèges et médicaments. « C’est très, très charmant », commente Tahan, « c’est un livre adorable, un beau livre ».
Un livre de sortilèges contenant 120 recettes magiques et médicinales écrit en 1535-1536. (Crédit: British Library Board)
L’ouvrage, avait écrit Elisha dans son introduction, était né de ses voyages à Venise – où il avait eu accès à la bibliothèque du rabbin Judah Alkabets et où il avait recopié les contenus d’un livre de magie qui avait été écrit en hébreu et qu’il avait découvert dans la collection – ainsi que de ses « connaissances secrètes » qu’il avait lui-même acquises à Safed, sur les rives de Galilée. Les recettes portent sur un grand nombre de situations hypothétiques différentes – attraper des voleurs ou éloigner des démons – ou elles prétendent soigner la fièvre ou la diarrhée. Il y a même quelques conseils utiles pour la nuit de noce : « Pour renforcer l’amour entre le fiancé et sa promise – quand la promise sort de la houpa [canopée de mariage] après avoir terminé de dire les bénédictions, écrivez leurs deux noms dans le miel sur deux feuilles de sauge, et faites manger ces feuilles à chacun d’entre eux », suggère le livre de magie.
Mais pour le chapardeur arrêté dans ses velléités de vol grâce au sortilège d’Elisha, c’est « Mafteah Shelomoh » ou « La clé de Salomon » qui pourra apporter de l’aide. Compilation de plusieurs ouvrages de magie traduits du latin et de l’italien en hébreu, le livre présente un dessin expliquant la manière de s’échapper de prison. Dessinez un bateau sur le sol et placez votre pied dessus, explique-t-il, et des esprits apparaîtront pour vous emmener loin de la cellule.
Et c’est vrai qu’à l’issue d’une année de confinement, de couvre-feux et autres restrictions, ce manuel de magie pourrait bien avoir une résonance très contemporaine.
L’exposition des manuscrits en hébreu de la British Library est à découvrir sur internet ou sur place à partir du 3 décembre 2020 et jusqu’au mois d’avril 2021. (Autorisation : David Jensen)
Time Of Israël